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Le Venezuela, connu pour son or noir, le pétrole, dispose aussi d'un or brun: son rhum, lancé à la conquête du monde pour sortir d'un marché national exigu et en pleine mutation.
Récompensé par d'innombrables médailles lors de concours internationaux, apprécié dans les dégustations, en apéritif comme en digestif, le liquide ambré a pourtant eu du mal à percer sur ses terres.
"Nul n'est prophète en son pays", dit Diego Urdaneta, critique spécialiste des spiritueux, soulignant que le whisky est la boisson reine dans le pays.
"En 1991-92, la consommation de whisky de l'Alazan, un restaurant à Caracas, était supérieure à la consommation de whisky du Pérou!", affirme-t-il.
Arrivé avec le boom pétrolier des années 1950, le whisky était signe d'un statut social élevé: "Il y a 15 ou 20 ans, quand tu allais à une fête, si tu demandais du rhum, on disait +qui c'est celui-là ?+", explique M. Urdaneta.
Le rhum prend aujourd'hui une plus grande place sur un marché national en pleine effervescence avec l'apparition de "nouvelles marques", de "nouveaux produits" et une "segmentation" tant haut de gamme (vieillissement en futs différents) que bas de gamme (aromatisation), note l'expert.
- Marques de référence -
Avec un réussite incontestable. Le géant américain Brown-Forman, propriétaire notamment de Jack Daniel's, a acquis en 2023 le célèbre rhum Diplomatico pour 725 millions de dollars.
L'Italien Montenegro a acheté Pampero, rhum historique du pays, en 2024 tandis que La Martiniquaise-Bardinet, propriétaire de Negrita, a mis la main en 2025 sur Cacique et sa célèbre étiquette avec un chef indien.
Les montants de deux dernières transactions n'ont pas été divulgués mais sont estimés à plusieurs centaines de millions de dollars.
Dans les trois cas, les acheteurs cherchent à se positionner sur le marché du "rhum premium" avec des marques de référence, souligne François Boccalandro, un des fondateurs du Rhum Roble, créé en 2012. "L'importance des transactions prouve la reconnaissance (du rhum vénézuélien) à l'étranger", souligne-t-il.
Ironie de l'histoire: l'acte fondateur du rhum vénézuélien, vieilli en fûts, est née d'une affaire aux motivations douteuses en 1954.
"En raison de ses faibles ventes et de ses stocks élevés, le président de l'une des entreprises du marché a profité de sa relation étroite" avec le (dictateur) Marcos Perez Jiménez, pour faire changer la loi, écrit dans ses "Mémoires" (2025) Alberto J. Vollmer, ancien président du rhum Santa Teresa.
"La tâche de documenter l'ancienneté" des rhums devenait l'apanage de l'Etat: "aucun distillat sans deux ans de vieillissement certifiés par l'organisme officiel ne pouvait s'appeler +rhum+". La marque en question avait pris le soin de faire répertorier ses rhums par l'Etat en amont.
"Cela a été un coup très dur pour toutes les distilleries" qui ont dû attendre deux ans pour vendre à nouveau du "rhum". "Mais cette tricherie s'est transformée en une bénédiction, car elle a obligé l'ensemble de l'industrie à rehausser ses niveaux de qualité", souligne Alberto C. Vollmer, son fils et actuel dirigeant de Santa Teresa.
"Le rhum vénézuélien est resté longtemps enlisé, jusqu'en 2003", note Diego Urdaneta, qui voit une accélération des changements depuis la fin de la pandémie.
En 2003, des producteurs ont créé la dénomination d'origine contrôlée (DOC) avec des règles strictes sur les degrés d'alcool, la canne à sucre, le vieillissement.
"Le rhum du Venezuela est probablement le meilleur rhum quand on le compare aux rhums des Caraïbes (...) L'enjeu était de le repositionner comme une catégorie véritablement robuste, avec des notes extraordinaires", explique M. Vollmer.
La production vénézuélienne s'élève à environ un million de "caisses" (la mesure standard, une caisse équivalant à 9 litres), selon des estimations de plusieurs acteurs du secteur. D'autres la situent autour de 500.000.
Les stratégies diffèrent. Certaines marques se sont lancées uniquement pour l'export ou opèrent sans faire partie de la DOC, tout en présentant des produits de qualité. D'autres moins.
- "Dollars dans un fût" -
"C'est un univers très disputé, beaucoup de nouveaux acteurs ont émergé", explique Guillermo Cardenas, le président du Rhum Carupano, selon qui le marché "a clairement grandi".
"Faire du rhum (...) c'est comme prendre des dollars, les mettre dans un fût et attendre assis 2, 3, 10, 15 ans, le temps nécessaire". Contrairement à "d'autres spiritueux qu'on distille, qu'on affine et qui vont directement sur le marché".
"Le rhum implique des coûts importants, mais c'est un marché qui a suscité l'intérêt de beaucoup", ajoute-t-il. La plupart des marques interrogées exportent entre 20% et 35% de leur production.
M. Urdaneta rappelle qu'il y a "des rhums d'autres pays qui sont très bons" mais qu'au "Venezuela, il y a des choses qui améliorent un rhum" comme la température, l'humidité, le terroir, ou les règles de production.
"Nous sommes en compétition avec le monde entier", tant avec d'autres rhums qu'avec d'autres alcools (whisky, cognac, eau de vie, vodka...) souligne M. Cardenas, persuadé que le pays, qui dispose des plus grandes réserves d'or noir du monde, est aussi assis sur une source inépuisable d'or brun.
J.Ayala--TFWP